Le TAT actualise la notion d’établissement pour l’application des dispositions anti-briseurs de grève en situation de télétravail

 

UNIFOR, SECTION LOCALE 177 c. GROUPE CRH CANADA INC., 2021 QCTAT 5639

Pour la première fois, le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») a conclu à une contravention aux dispositions anti-briseurs de grève du Code du travail – en l’occurrence, l’article 109.1 g) – à l’égard d’une personne en télétravail effectuant certaines des fonctions de salariés en lockout.

Dans cette décision du 25 novembre 2021 opposant Unifor, section locale 177 et Groupe CRH Canada inc., le juge administratif Pierre-Étienne Morand accueille partiellement la demande du syndicat et actualise la notion d’établissement, – non définie au Code du travail – en recourant au concept « d’établissement déployé ».

LE CONCEPT D’ÉTABLISSEMENT DÉPLOYÉ

Selon le TAT, c’est la nature même du télétravail et son déploiement à très grande échelle dans le contexte pandémique de la COVID-19 qui forcent à reconnaître que la notion d’« établissement » peut s’entendre non seulement du lieu strictement physique où les salariés fournissent leur prestation de travail, mais aussi des lieux où cet « établissement » se déploie virtuellement et d’où les salariés exécutent leur travail. Le tribunal s’exprime ainsi quant aux contours de cette notion « d’établissement déployé » :

[150] Ainsi, dans la mesure où l’« établissement » de l’Employeur se déploie pour permettre l’exécution du travail par des salariés en télétravail à partir de leur domicile et sous l’autorité de l’Employeur, au même titre que s’ils s’étaient trouvés à l’usine de Joliette, il convient de retenir que ces salariés exécutent leur travail dans l’« établissement ».

[151] En fait, aujourd’hui, l’« établissement » peut être facilement prolongé aux espaces privés où le salarié exécute son travail pour l’Employeur, avec l’aval de ce dernier. Ce télétravail demeure caractérisé par la subordination juridique, qui est au cœur de la relation employeur-salarié, et se réalise en recourant aux technologies de l’information et de communication déployées par l’Employeur. Il s’agira, entre autres, d’un RPV auquel il permet un accès au salarié.

[…]

[162] L’« établissement déployé » permet donc une interprétation des dispositions du Code, les unes par rapport aux autres, conformément aux principes qui se dégagent de la Loi d’interprétation, et donc d’éviter une dichotomie entre l’« établissement », lié à l’accréditation elle-même, et « l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré ».

Le TAT explique que ce concept d’établissement déployé est compatible avec les principes posés par la jurisprudence, notamment par la Cour d’appel dans l’affaire Journal de Québec[1]. Dans cette affaire, la Cour d’appel décrivait l’établissement comme l’endroit dont l’employeur « a théoriquement verrouillé les portes ». Par la suite, la Cour a ajouté que l’établissement était aussi l’endroit « où les salariés de l’unité de négociation en grève exercent habituellement leurs fonctions ». Le TAT tire la conclusion suivante :

[164] Si la réalité démontre que l’« établissement » se déploie, en pratique, au-delà de ses « frontières traditionnelles » par le télétravail, il est logique que le lieu précis où l’employeur peut « théoriquement verrouiller les portes », à l’occasion d’un lock-out, soit justement cet « établissement », à l’intérieur et au-delà de ses « frontières traditionnelles ». 

LE DROIT D’ASSOCIATION ET L’EFFET DE L’ARRÊT SASKATCHEWAN

Pour le tribunal, cette actualisation de la notion d’établissement se justifie notamment par l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan rendu par la Cour suprême en 2015, de même que par l’application de l’article 41 de la Loi d’interprétation (RLRQ, c. I-16), qui impose notamment que la loi doit recevoir une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.

Rappelons que dans l’arrêt Saskatchewan, la Cour suprême reconnaissait que le droit de grève est un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective. Le plus haut tribunal du pays concluait que le droit de grève bénéficiait d’une protection constitutionnelle, étant visé par l’alinéa 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

En couplant ces enseignements aux principes d’interprétation large et libérale enchâssés dans la Loi d’interprétation, le juge administratif Morand en arrive à la conclusion que la notion d’établissement doit nécessairement être interprétée afin de favoriser le plein exercice du droit d’association :

[160] Restreindre, de façon rigide et désincarnée, l’« établissement » à la seule adresse physique, inscrite à la décision d’accréditation, pourrait avoir pour effet d’entraver, voire de nier le droit d’association de certains salariés, exerçant leurs fonctions en télétravail ou encore en déplacement (vendeurs, représentants, livreurs, chauffeurs, etc.). S’ils sont délocalisés, ils ne sont pas dans « les limbes », étant fonctionnellement rattachés à l’« établissement », dont l’adresse civique figurerait à la décision d’accréditation. Leur prestation de travail s’inscrit dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise ou d’une partie de celle-ci, sous une certaine unité de gestion.

[…]

[162] L’« établissement déployé » permet donc une interprétation des dispositions du Code, les unes par rapport aux autres, conformément aux principes qui se dégagent de la Loi d’interprétation, et donc d’éviter une dichotomie entre l’« établissement », lié à l’accréditation elle-même, et « l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré ».

[…]

[173] De ce fait, le droit de grève, qui est un moyen de pression destiné à favoriser la conclusion de la négociation collective, revêt désormais un caractère constitutionnel. Cette reconnaissance a pour effet que les droits et les obligations qui y sont associés doivent être envisagés à l’aune de ce droit que la Cour a consacré constitutionnellement.

[…]

[178] Dans ce cas, permettre à des télétravailleurs d’effectuer du travail de remplacement, échappant ainsi à la loi en ne les considérant pas «dans l’établissement », pourrait prêter flanc à annihiler le droit de grève et son plein exercice.

[…]

[185] En définitive, si le droit réagit souvent a posteriori, on doit lui reconnaître sa vocation à évoluer afin d’être en phase le plus possible avec la société et les réalités du monde du travail, d’où l’importance d’une approche contextuelle et dynamique de la notion d’« établissement », surtout que ce terme a été inclus dans le Code il y a presque 45 ans.

Dans le cas précis de la télétravailleuse en cause dans la présente affaire, le TAT retient que la prestation de travail qu’elle effectue en tant que salariée de l’employeur participe de l’exploitation de l’entreprise de ce dernier ou d’une partie de celle-ci, et ce, dans le cadre d’une certaine unité de gestion. Elle se réalise au moyen des technologies de l’information et de communication déployées par l’employeur, lequel lui donne accès à son RPV (« réseau privé virtuel »), et par le fait même, à l’établissement.

Par conséquent, la notion d’établissement de l’article 109.1 du Code du travail doit nécessairement dans de telles circonstances se déployer jusqu’à la résidence de la salariée.

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[1] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638.