Billet: Gestion Juste pour rire inc. c. Gloutnay – réintégration et Code civil du Québec

Gestion Juste pour rire inc. c. Gloutnay, 2024 QCCA 156 (motifs de la juge Marcotte, auxquels souscrivent les juges Hogue et Moore)

Dans cette affaire, la Cour d’appel se prononce sur les conséquences de la résiliation unilatérale d’un contrat de travail garantissant « un emploi permanent à vie ». La Cour supérieure avait reconnu la validité d’un tel contrat de travail, ordonné la réintégration de M. Gloutnay et condamné l’employeur à lui payer 20 000$ à titre de dommages moraux.

Le jugement de première instance se fonde sur une convention signée en 2004 qui contenait notamment la phrase suivante : « Gilbert Rozon promet à André Gloutnay, qu’à travers les entreprises Juste pour rire, il lui fournira un emploi permanent à vie ». Le juge de première instance conclut que cette promesse liait Gestion Juste pour rire inc., employeur de M. Gloutnay, une conclusion qui n’a pas été contestée devant la Cour d’appel.

La Cour d’appel conclut qu’avec cette convention, l’employeur a renoncé à sa faculté de pouvoir résilier le contrat sous réserve d’un préavis raisonnable comme le prévoit l’article 2091 du Code civil du Québec. Elle ajoute que ce contrat « ne […] semble pas a priori contraire à l’ordre public et [que] la qualification de contrat sui generis auquel réfère le juge de première instance est ici appropriée ».

En ce qui concerne la réintégration, la Cour d’appel conclut qu’elle n’est pas nécessairement impossible dans le contexte d’un recours fondé sur le Code civil du Québec et que la Cour supérieure aurait ainsi la capacité de l’ordonner dans un cas opportun. Elle note entre autres qu’un passage d’un vieil arrêt de la Cour suprême (Dupré Quarries) parfois invoqué comme faisant obstacle à la réintégration relève en fait du commentaire non contraignant (obiter), puisque la réintégration n’était pas demandée dans cette affaire et que l’injonction mandatoire n’existait pas à cette époque, alors qu’elle est aujourd’hui courante.

Cependant, contrairement au juge de première instance, la Cour d’appel est d’avis que la réintégration n’est pas appropriée dans les circonstances : le contrat de M. Gloutnay était inextricablement lié à des « aptitudes personnelles qui ne sont plus requises », « n’offre qu’un remède illusoire et présente des inconvénients qui sont susceptibles de supplanter les bénéfices d’une telle ordonnance et de rendre celle-ci peu souhaitable ».

Par contre, la Cour accueille la demande subsidiaire de M. Gloutnay qui, à défaut d’obtenir sa réintégration, réclame le remboursement de la perte salariale entre l’échéance de son délai-congé et le moment où il estime prendre sa retraite, soit en 2030 à l’âge de 65 ans. En considérant la garantie d’un emploi à vie accordée par l’employeur et la vulnérabilité de M. Gloutnay sur le marché du travail, la Cour décide d’accorder sa demande et condamne l’employeur à verser à M. Gloutnay une indemnité de 666 500$, soit l’équivalent du salaire annuel et des avantages qu’il aurait obtenus entre le 7 février 2020 et le 26 novembre 2030.

Quant aux dommages moraux, la Cour rappelle que leur octroi nécessite la démonstration par l’employé d’une conduite déraisonnable de l’employeur et d’une faute qui engendre un préjudice « allant au-delà de ce qui découle normalement de la résiliation ». De plus, les dommages moraux ne peuvent indemniser le salarié pour le préjudice inévitable qui résulte du congédiement, car cela constituerait une double indemnisation compte tenu du délai congé déjà accordé.

Puisqu’en l’espèce la seule faute commise par l’employeur est la rupture d’emploi et que M. Gloutnay n’a pas fait la démonstration d’une « conduite déraisonnable de l’employeur par rapport à celle d’un employeur prudent et diligent dans des conditions semblables », la Cour estime que les dommages moraux n’ont pas lieu d’être.

En résumé, la Cour d’appel substitue à la réintégration de M. Gloutnay et à l’indemnité à titre de dommages moraux de 20 000$ qu’il avait obtenus une indemnité de perte salariale s’élevant à 666 500$.

Cette affaire, bien qu’elle émane de circonstances inhabituelles – soit la promesse d’un emploi permanent à vie –, présente un intérêt général quant à la capacité pour un tribunal de droit commun d’ordonner la réintégration d’un employé sur la seule base du Code civil, en l’absence de toute mesure législative particulière ou protection conventionnelle de l’emploi (par exemple, l’article 124 de la Loi sur les normes du travail interdisant le congédiement sans cause juste et suffisante ou les clauses au même effet que l’on trouve normalement dans les conventions collectives). On constate ainsi que certaines idées reçues quant à l’incompatibilité de la réintégration avec le régime de droit commun, à tout le moins sur le plan des principes, doivent être revues.